6-7 oct. 2022 El Jadida (Maroc)

Argumentaire

Bien plus qu’un fait biologique, le corps est un habitus, tout aussi personnel que social- les deux étant, comme en chacun, inextricablement et intimement liés dans la personne de l’écrivain/ écrivaine. Il imprègne leur vision du monde comme leur écriture. Il la constitue même. Antonin Artaud n’écrivait-il pas en 1946 que « le style c’est l’homme/ et c’est son corps ».

Dans des littératures aux origines et ancrages aussi diversifiés que ceux des littératures francophones, aucun doute que ces marquages et engendrements soient innombrables et révélateurs ; tout autant que diverses, leurs modalités d‘inscription dans les textes. Notre sujet de discussion se trouve ainsi au cœur des réflexions transversales et plurielles chères à notre Association et à sa volonté comparatiste. Les variantes concernent aussi bien les modalités d’inscription dans les textes que la représentation et la présence du/des corps selon les époques ou les aires culturelles.

Descriptions et actions des personnages, scansion des vers ou des versets constituent bien évidemment un des vecteurs de cette problématique, vecteur indicatif des manières d’être au monde et à soi dans telle ou telle culture, comme dans telle ou telle tranche d’Histoire. Ces manières d’être et d’écrire peuvent se manifester de façon plus ou moins appuyée – ce qui est toujours indicatif ; s’inscrire spécifiquement en fonction des genres littéraires – le théâtre en constituant un bel exemple ; se moduler parfois différemment au sein d’une même œuvre.

Lexiques et métaphores du corps constituent un autre angle d’approche de ces réalités personnelles ou/et collectives.  La fréquence -voire l’insistante récurrence-, l’occultation ou l’élision de la désignation de telle ou telle partie du corps dessinent toujours des univers spécifiques.  Ils renvoient aussi bien à la singularité des perceptions et sensations de tel ou telle qu’à des éléments sociétaux. Une recherche comparative dans les différents corpus nationaux ou transversaux se révèlera très utile.

La question du style constituera également un lieu de déploiement de nos réflexions. Il suffit de songer, en France, aux écritures contrastées de Louis-Ferdinand Céline et Louis Aragon. Ou, si l’on se reporte - à titre purement indicatif - à quelques duos appartenant à une même génération et à une aire francophone commune : Carmen Boustani et Dominique Eddé pour le Liban, Maurice Maeterlinck et Emile Verhaeren en Belgique, Driss Chraïbi et Mohammed Kaïr-Eddine au Maroc, Anne Hebert et Marie-Claire Blais pour le Québec, Valentin.Y Mudimbe et Pius Ngandu Kashama au Congo/Zaïre, Simone Schwartz-Bart et Maryse Condé dans les Antilles françaises, etc.

Difficile de ne pas étendre notre questionnement aux modifications qui s’opèrent, ou non, dès lors qu’il y a installation dans un autre environnement que celui du pays natal. Ainsi, d’un Rafik ben Salah venu de Tunisie en Suisse, de son compatriote Tarek Essaker installé à Liège, de Dany Laferrière (parti d’Haïti) ou de Régine Robin (quittant Paris) pour s’installer au Québec. Voire de Sergio Kokis arrivé au Canada en 1969-avec, dans ce cas, le passage du portugais du Brésil au français. Y a -t-il, d’autre part, mutation, maintien ou exacerbation du corps propre lorsqu’il s’agit de vivre et écrire dans un contexte allophone ? Ainsi d’un Majid El Houssi installé à Venise ou de Fouad Laroui aux Pays-Bas.

Bruxelles, Genève ou Montréal sont des villes plurilingues. Abidjan, Alger, Beyrouth, Casablanca, Dakar, Niamey ou Port Louis voient se côtoyer des parlers divers. Ces cités dessinent un autre espace mental et physique que celui de Paris. La pression sociétale visant à conformer textes comme individus aux normes de laMétropole littéraire de la langue française y est souvent moins explicite. Quelles mutations d’écriture, ou pas, en cas d’installation définitive dans la capitale française ? Chez Colette Fellous ou Tahar Ben Jelloun, Alain Mabanckou ou Dominique Rolin, Jean Amrouche ou Venus Khouri-Ghata, par exemple ? Au siècle passé, en vue de leur publication au Mercure de France, Emile Verhaeren ne remania-t-il pas ses poèmes afin de leur ôter tout « barbarisme » ?

Ce qui se joue, ou pas, en bord de Seine constitue aujourd’hui encore une pierre de touche de l’espace créatif franco/francophone. Il suffit de se souvenir du déchaînement anti-francophone du « Manifeste pour une littérature-monde ». Comme des difficultés à faire accepter le terme et les réalités francophones à part entière, corps différents (souvent) faussement proches s’il en est. Formatage lié aux contraintes et habitudes éditoriales parisiennes bien sûr ; aux passages obligés de la reconnaissance. Assimilation, plus ou moins volontaire et consciente, également, aux canons censés garantir l’universalisme affirmé d’une culture, comme sa distinction constitutive.

C’est que l’on se trouve, qu’on le veuille ou pas, confronté à l’image et l’idéologie de la langue – à son histoire institutionnelle et imaginaire. Celle-ci influence et le corps du texte et le corps de l’écrivain. L’un comme l’autre se trouvent dès lors aux prises avec les tensions créatives qui en résultent. Chez les francophones, d’autres historicités interfèrent toujours avec celles qui proviennent de la langue française telle qu’elle s’est formatée à partir du XVII° siècle et didactisée à partir de la fin du XIX° siècle et de l’expansion coloniale.

Pour difficile à théoriser qu’elle soit, la question du corps de la langue elle-même doit être posée. L’examen du passage volontaire d’une langue issue d’espaces non francophones au français (chinois, farsi, néerlandais, etc.) offre une première piste comparative.  Autres perspectives comparatives : les spécificités des textes issus d’aires différentes des Francophonies ; leur remodelage, discret ou affirmé, des canons classiques. Des comparaisons entre textes d’une même personne écrivant en langues diverses (Jean Ray, Kateb Yacine, etc.) pourraient se révéler utiles également. Et qui sait, la mise en parallèle de textes écrits en français, en arabe classique ou local, voire en amazigh, sur un même sujet.

Nul doute enfin que la question des métissages d’écriture ne puisse se retrouver au cœur de nos travaux. Si ces pratiques (Glissant, Kourouma, Verheggen, etc.) font évoluer la langue française et l’habitus de ses littératures, elles donnent lieu à des corps textuels multiples à propos desquels les expériences de la traduction pourraient apporter de surprenants éclairages.

Les dernières décennies ont élargi, à cet égard comme à d’autres, perspectives et perceptions. Ainsi, la prégnance et le rendu de la maladie, voire la mise en écriture de l’évolution des mœurs. Le corps propre, voire le corps fantasmé, est en outre remodelé par le développement de l’informatique.  Quelles traces s’en peuvent déjà repérer ? L’aspect physique des textes ne peut que s’en ressentir. Le processus affecte-t-il tous les genres ? Et l’édition ? Qu’advient-il de l’écriture manuelle dont Christian Dotremont avait mis en exergue la spécificité propre à chacun- spécificité dont le texte imprimé continuait de porter la trace.

Après Sagesse et Résistance puis Résilience et Modernité dans les littératures francophones, ce colloque constituera le nouveau « grand » colloque quadriennal de l’AEEF. Les pistes ouvertes par cet appel à contribution sont nombreuses et variées.  Nous les avons indiquées en gras. Ce nouvel espace de débat nous permettra d’aborder un sujet jusqu’ici trop peu étudié. Il devrait en outre nous permettre d’aller au cœur des spécificités francophones- et ce, à travers des approfondissements comparatistes chers à notre Association. Ces rencontres de printemps constitueront notre premier colloque au Maghreb.

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